Je
suis de père camerounais et de mère martiniquaise.
Je suis née et j’ai grandi en France, en Côte
d’Ivoire et au Cameroun… A 24 ans, j’ai arrêté
mes études de Droit pour partir m’installer aux
Etats-Unis. Je ne savais pas que j’allais devenir cinéaste.
J’ai pris des cours de vidéo, pour voir, et je me
suis mise à travailler sur des tournages, à tirer
des câbles, etc. En 1986, j’ai monté ma boîte
avec mon mari, cinéaste lui aussi. C’est ainsi que
je suis devenue monteuse professionnelle, tout en réalisant
des films de temps en temps, quand j’en ai les moyens.…
J’ai beaucoup monté pour la télévision,
mais depuis deux ou trois ans, je travaille plutôt avec
des cinéastes. Parallèlement, au fil des ans,
j’ai réalisé des petits courts-métrages
: sur le carnaval de La Martinique, par exemple, ou des films
pour les Quakers, autour de leurs ateliers de non-violence en
prison...
Comment
en êtes-vous arrivée à réaliser un
film sur le batteur Denis Charles ?
J’ai rencontré Denis vers 1982-83, dans la rue,
comme quasiment tout le monde, et nous sommes devenus amis.
En 1990, il a eu une fille – qui a maintenant 11 ans –
et un an plus tard c’était mon tour. Nous avons
donc passé des heures ensemble, dans le parc, à
promener les enfants. Denis racontait des histoires, sa vie,
sans arrêt. Il aimait ça. Je trouvais extraordinaire
sa manière de se moquer de lui-même, de ses bêtises.
J’étais fascinée. En 1992, je lui ai proposé
de raconter son histoire devant la caméra. A cette époque,
il avait, comme on dit, de problèmes personnels…
Je lui ai dit que je ne voulais pas faire un film là-dessus,
que je n’en avais pas envie. Je voulais faire un film sur
un musicien de jazz qui reste vivant. Tout en est resté
là. En 1996, Denis m’a enfin téléphoné
: « Véronique, je suis prêt, je suis clean,
on peut travailler. » J’ai acheté une caméra
et on s’est lancé dès l’automne.
C’était
Denis qui m’intéressait, en tant qu’homme plus
qu’en tant que musicien, à l’origine –
je ne suis pas une spécialiste de jazz. Lui, Denis, voulait
raconter sa version de son histoire à sa fille, lui laisser
une trace, pour qu’elle sache de sa bouche qu’il avait
changé. Denis appréciait que je l’aime pour
lui – je n’étais pas une groupie. Je le suivais
partout, on sortait tous les soirs, on allait dans les bars,
les clubs, et finalement ce tournage était presque devenu
un jeu. C’est devenu un travail quand il est mort. C’est
même devenu très désagréable, à
ce moment-là, parce qu’il a fallu faire avec les
autres.
Les
autres ? Ceux qui témoignent dans le film ?
Oui. Ç’a été très difficile
parfois. Jusque-là, je ne m’étais intéressé
qu’à Denis. Je voulais utiliser la technique du
documentaire, mais la mêler à des passages de fiction,
à des reconstitutions de certains épisodes de
sa vie tels qu’il me les racontait. C’était
d’abord un exercice de mémoire, une mémoire
qui fonctionne par couches : ce dont on se souvient, ce dont
on veut se souvenir, ce qu’on veut oublier, etc. Nous devions
aller à Sainte-Croix [NDLR : dans les Iles Vierges,
où il est né], et j’avais dans l’idée
de boucler la boucle là-bas, en compagnie de sa petite.
Trois semaines avant ce voyage, il est mort.
…
au retour d’une tournée européenne.
Oui, cinq jours après. Je l’avais accompagné
à l’aéroport au départ, et j’étais
angoissée. J’ai tremblé pendant tout son
séjour en Europe ; Quand il m’a appelé pour
me dire qu’il était rentré, j’étais
heureuse. Mais il m’a dit : « Je n’ai jamais
été aussi fatigué de ma vie. » Deux
jours après il était mort. En partie d’épuisement.
Tout le monde voulait jouer avec Denis à l’époque,
et lui voulait jouer avec tout le monde. Pendant ces cinq semaines,
il allait de gig en gig. Denis Charles donnait, ne savait pas
dire non. Il en est mort.
Le
film n’était pas fini, Denis est mort… Que
s’est-il passé alors ?
Je suis restée des mois à me dire que je ne pouvais
pas continuer. Une semaine avant sa disparition, j’avais
expliqué à Wilbur Morris que je ne voulais pas
faire un film sur un musicien de jazz mort… J’étais
très en colère, tout le temps. Un ami musicien,
Daniel Da Costa, m’a demandé la raison de cette
colère. Je lui ai expliqué que j’étais
en plein conversation avec Denis, que c’était très
bien, et que d’un coup, brutalement, il était parti.
Daniel m’a dit que plutôt que de ressasser tout ça,
je ferais mieux d’utiliser le matériau que j’avais.
« Et en plus, tu as un titre pour ton film », a-t-il
ajouté. C’est comme ça que ce film est devenu
« Une conversation interrompue ». J’ai eu du
mal. Trois fois j’ai arrêté. Mais à
chaque fois j’ai repris en me disant que je le devais à
Denis, que je me le devais.
Vous
avez dû changer de forme…
Je ne savais pas vraiment comment faire. J’ai finalement
décidé de demander aux autres musiciens de m’expliquer
qui était Denis. Je savais par exemple qu’il avait
joué avec Steve Lacy et Archie Shepp : je suis allé
les interviewer. Un jour où j’avais évoqué
cette possibilité d’interviewer Shepp et Lacy à
son sujet, Denis avait vraiment été pris de peur.
« Tu te rends compte, m’avait-il dit, je ne sais
pas ce qu’ils pensent de moi ! » En fait, ils ont
été très positifs à son sujet. Ils
avaient eu des mauvaises passes, mais le souvenir qu’ils
en avaient était très différent de ce qu’il
redoutait. J’avais peur en particulier d’Archie Shepp,
sur qui on m’avait raconté beaucoup de choses. Finalement,
il a été très chaleureux, très généreux,
d’une intelligence incroyable…
Vous
aviez donc envisagé avec Denis de rencontrer d’autres
musiciens pour parler de lui ?
Oui, mais les musiciens « du passé ». En
fait, le grand rêve de Denis était de rejouer avec
Cecil Taylor. Il l’espérait… Je pense que s’il
était resté en vie un peu plus longtemps, ça
se serait fait. Je me suis rendue compte que malgré tout
beaucoup de gens adoraient Denis, avaient beaucoup d’affection
pour lui. Mais je ne crois pas qu’il s’en rendait
compte. Il avait pris tellement de coups qu’il ne le réalisait
pas.
Comment
avez-vous choisi les musiciens qui témoignent dans votre
film ?
J’ai d’abord choisi ceux qui apparaissent dans le
film. Certains ont accepté, d’autres pas. Puis des
gens se sont manifestés spontanément. Certains
interviewés m’ont suggéré de rencontrer
d’autres personnes, etc. Parfois les rencontres prenaient
beaucoup de temps à se concrétiser. Pour le frère
de Denis, par exemple, ça a pris des années. Il
n’était pas prêt. Puis un jour il m’a
appelé pour me dire qu’il avait vu Denis en rêve,
qui lui demandait de me parler pour que je finisse mon film
! D’autres m’ont dit oui et ne sont pas venus, etc.
Un beau jour, j’ai décidé d’arrêter
d’engranger des témoignages et il y en a encore
qui sont venus précipitamment.
Il
y a un témoignage qui me manque dans ce film, celui de
Susie Ibarra, pourtant très présente musicalement.
Elle n’a pas voulu.
Il
y a entre eux, dans plusieurs séquences, un vrai dialogue
musical, très riche…
Oui, quelque chose de très fort, mais elle n’avait
pas envie d’en parler – ce que je comprends très
bien, j’ai moi-même horreur d’être interviewée
! Denis l'admirait beaucoup pour plusieurs raisons : d’abord
parce que c’est une batteuse extraordinaire, ensuite parce
qu’elle avait ce que lui aurait voulu avoir : la rage de
faire. Elle est capable de se concentrer exclusivement sur ce
qu’elle veut faire, et Denis en était incapable.
Pour lui, faire de la musique était un jeu. Susie lui
avait beaucoup appris. « Elle joue tout le temps, me disait
Denis. Et quand elle n’est pas sur scène, c’est
qu’elle est en répétition ! » Et ça,
ça le fascinait. Jouer avec elle, pour lui, c’était
une forme de discipline et un plaisir. Suite
et fin
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